Qui sont les Alaouites ?
La communauté alaouite demeure l'une des minorités les plus énigmatiques du Moyen-Orient. Projetée sur la scène internationale par son rôle central dans la Syrie contemporaine sous le régime de la famille Assad, elle reste pourtant largement incomprise.
11/3/20257 min temps de lecture


Les Racines d'une Foi Dissidente
L'alaouisme trouve ses origines au IXe siècle dans le sud de l'Irak. Son fondateur, Ibn Nusayr, un proche du onzième imam chiite, aurait reçu de ce dernier une révélation divine. Rapidement considérés comme hérétiques par l'orthodoxie musulmane, ses disciples, les « nusayrites », furent la cible de persécutions qui les poussèrent à migrer au Xe siècle vers les montagnes du nord-ouest de la Syrie. C'est dans cette région côtière qu'ils ont établi leur foyer et vécu en marge des grands centres de pouvoir.
Une théorie alternative, basée sur les écrits de Pline l'Ancien, suggère une origine préislamique, liant la communauté à un peuple nommé « Nazareni » qui aurait habité la même région, mais cette hypothèse reste marginale face au récit de la dissidence chiite.
Des Siècles d'Oppression et la Fatwa d'Ibn Taymiyya
Pendant près d'un millénaire, l'histoire des Nosairis est une litanie de massacres et d'oppression qui s'étendent jusqu'à la fin de l'Empire ottoman. L'événement le plus marquant est la fatwa émise au XIVe siècle par le célèbre théologien sunnite Ibn Taymiyya. Ce décret religieux a durablement scellé le statut des Nosairis comme parias et infidèles aux yeux du courant le plus répandu de l'islam.
Le texte appelait à leur éradication pure et simple, les jugeant plus nuisibles que les « infidèles belligérants ». La fatwa interdisait le mariage avec eux, et justifiait leur mise à mort ainsi que la saisie de leurs biens. Ce jugement a fourni une justification doctrinale aux persécutions futures et est régulièrement rappelé par les groupes djihadistes contemporains pour légitimer leur combat contre l'ancien régime syrien et la communauté alaouite.
L'Ascension au Pouvoir au XXe Siècle
La transformation du statut des Alaouites au XXe siècle fut spectaculaire. Reclus dans leurs montagnes, ils ne furent officiellement reconnus comme musulmans qu'en 1932, à la faveur d'une fatwa du grand mufti de Palestine, Hadj Amin al-Hussaini, qui répondait davantage à un impératif politique de lutte anti-impérialiste qu'à une reconnaissance religieuse sincère.
Le tournant majeur intervint sous le mandat français en Syrie. Les autorités françaises rebaptisèrent la communauté « alaouite » qui signifie « disciple d'Ali » et leur octroyèrent un État indépendant de 1922 à 1936. Cette politique les plaça dans une position favorable au sein de l’appareil militaire et administratif, ce qui facilita leur ascension après la fin du mandat en 1946. Les officiers alaouites, déjà bien implantés dans l’armée, purent jouer un rôle décisif dans le coup d’État baathiste de 1963, marquant le début de leur domination politique. Ce processus fut consolidé par Hafez al-Assad dans les années 1970. Pour asseoir son pouvoir, il favorisa l'intégration massive de ses coreligionnaires dans l'armée et l'administration et crée un réseau de fidèles qui devint le pilier de son régime.


La Réincarnation et le Statut des Femmes
Un autre dogme central de la foi alaouite est la croyance en la métempsycose, ou transmigration des âmes. Ce cycle de réincarnations est cependant réservé exclusivement aux hommes. Après la mort, l'âme d'un croyant se réincarne dans un nouveau corps humain pour poursuivre son cheminement spirituel à travers sept cycles, avant de pouvoir, s'il est vertueux, rejoindre les étoiles.
À l'inverse, les âmes des infidèles ou des croyants pécheurs sont condamnées à se réincarner dans des corps de créatures jugées inférieures comme les insectes, voire dans des objets inanimés en guise de châtiment.
La vision de la communauté sur les femmes est particulièrement distinctive. Elles sont exclues de la vie religieuse et du processus d'initiation car, selon les cheikhs, elles « ne disposent pas d'assez de raison pour recueillir ses secrets ». Considérées comme dépourvues d'âme, elles ne participent donc pas au cycle de réincarnation et leur existence prend fin avec leur mort physique comme celle d'un animal.
Une Société Initiatique et Clanique
La religion alaouite est de type initiatique et exclusivement masculine. Ses secrets ne sont transmis qu'aux jeunes hommes jugés dignes, nés de père et de mère nosaïrites. Cette culture du secret est renforcée par le principe de la Taqiyya (la dissimulation de sa foi).
La structure sociale est hiérarchisée. Le cheikh joue un rôle primordial : il transmet la connaissance sacrée à l'initié et devient son « père spirituel », auquel l'obéissance est due. La communauté est traditionnellement organisée autour de quatre grandes branches claniques :
• Al-Kalbiyya (dont est issue la famille Assad)
• Al-Haddâdîn
• Al-Khayyâtîn
• Al-Matâwira
Branches, Syncrétisme et Livre Sacré
La communauté alaouite est elle-même divisée en plusieurs sectes, dont les croyances divergent sur certains points cosmologiques. Les principales sont :
1. Haidaris : Nommés d'après al-Haidarah (le lion), surnom d’Alī, ils se concentrent sur Alī, considéré comme le Sens (Ma’nâ) et le Ciel. Ils sont décrits comme la faction la plus ouverte aux croyances étrangères.
2. Chamâlis (ou Chamsis) : Adorateurs du Soleil (Chams), qu'ils associent à Mohammed (le Nom/Ism), qui est le Voile d’Alī. Ils prient en se tournant vers le Soleil levant et couchant.
3. Kalâzis (ou Qamaris) : Adorateurs de la Lune (Qamar), qu'ils associent à Salman al-Fârisî (la Porte/Bâb). Ils croient qu’Alī s'est installé dans la Lune, dont il constitue la partie obscure.
4. Ghaibis : Ils tiennent leur nom de l’Absence (al-Ghaibah) de Dieu, qu'ils identifient à l’Air invisible, car Dieu s’est manifesté puis est devenu absent.
Les Alaouites célèbrent non seulement des fêtes musulmanes, mais aussi de grandes fêtes chrétiennes comme Noël, Pâques et l'Épiphanie. Leur livre religieux principal est le Kitab al-Madjmou' (Le Livre de la Collection). Composé de seize chapitres ou sourates, il constitue la « pierre fondamentale de la religion » et le texte de base de l'enseignement initiatique.
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Croyances et Société : Une Religion Ésotérique et Complexe
Bien que rattachée historiquement au chiisme, la doctrine alaouite contient d'importants emprunts au manichéisme (religion dualiste opposant le bien et le mal), au gnosticisme (salut par la connaissance secrète) et à des philosophies préislamiques. Au cœur de leur foi se trouve une trinité divine, symbolisée par les lettres arabes 'Ain-Mim-Sîn (ع-م-س). Chaque lettre représente une manifestation de l'essence divine :
• 'Ali (ع) : Gendre du prophète Mohammed, il est considéré comme le Ma'nā (le Sens, l'Essence), l'incarnation même de Dieu sur terre.
• Mohammed (م) : Il est vu comme le Ḥijāb (le Voile) ou l'Ism (le Nom), celui qui révèle la divinité d'Ali sans être Dieu lui-même.
• Salmān al-Fārisī (س) : Compagnon du Prophète, il agit en tant que Bāb (la Porte), l'intermédiaire initiatique menant à la connaissance du Voile et de l'Essence.
En d'autres termes, si 'Ali est la Réalité divine (Ma'na), Mohammed est le Prophète qui La révèle (Hijāb), et Salman est le guide qui mène à la compréhension de cette révélation (Bab).




L'Avenir post-2011 : La Concrétisation d'une Peur Existentielle
Depuis le soulèvement syrien de 2011, la communauté alaouite se trouve face à un dilemme tragique. Son sort est devenu inextricablement lié à celui du régime Assad, la plaçant dans une position où la chute du pouvoir est perçue non pas comme une libération, mais comme une menace existentielle directe.
Le Soulèvement de 2011 et le Combat Existentiel
Face à l'insurrection, la majorité de la communauté s'est rangée derrière le régime. Cette allégeance ne relevait pas d'une simple complicité, mais d'une peur profonde de voir le pouvoir tomber aux mains d'une opposition dominée par des courants islamistes radicaux. Un slogan résumait parfaitement leur position : « Anta ma’Assad anta ma’ nafsak » (« Tu es avec Assad, tu es avec toi-même »). Pour beaucoup d'Alaouites, la défense du régime est ainsi devenue un combat pour leur propre survie.
Cependant, présenter la communauté comme un monolithe soutenant unanimement le pouvoir serait une simplification excessive. Avant 2011, un vent de révolte soufflait déjà dans la montagne alaouite contre Bachar al-Assad, accusé de les trahir par sa proximité avec les élites économiques sunnites. Après 2011, les opposants alaouites se sont retrouvés dans une position intenable, partagés entre leur haine de la dictature et la peur de voir leurs proches être victimes de la rébellion. Des figures issues de la communauté, comme l'écrivaine Samar Yazbek, ont incarné l'opposition au régime d'Assad depuis le début du soulèvement.
Le Scénario post-assad : Des Massacres Ciblés
Début mars 2025, un groupe loyal à l’ancien régime a attaqué un checkpoint contrôlé par des soldats d'Al-Sharaa, selon le rapport gouvernemental. En représailles, la communauté alaouite a été la cible de violences massives : d’après un comité officiel syrien, 1 426 personnes, dont environ 90 femmes, ont été tuées entre le 6 et le 9 mars dans les régions côtières. De son côté, Human Rights Watch décrit des exécutions et des tirs indiscriminés. selon Amnesty International, au moins 36 femmes et filles alaouites ont été enlevées entre février et juin 2025 dans les gouvernorats de Lattaquié, Tartous, Homs et Hama.
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SOURCES :
THe Nusayris - Alawis, Yaron Friedman.
Histoire et religion des Nosairis, René Dussaud.
Syria: Authorities must investigate abductions of Alawite women and girls
Massacre des alaouites : la chaîne de commandement remonte jusqu'à Damas, selon une enquête de Reuters.
